vendredi 28 mars 2014

Onibaba

Dans un Japon médiéval en pleine guerre civile, une mère et sa belle-fille vivent isolées dans un marécage, en attendent désespérément le retour de leur fils et mari, enrôlé de force dans l'armée. Quand un soldat de son bataillon se retrouve chez elles, c'est pour leur annoncer que ce dernier a péri dans une embuscade. Si la mère est effondrée par la nouvelle, la jeune veuve serait plutôt attirée par les avances de cet homme au regard lubrique, qui n'a que faire de la mort de son époux... Sorti dans les années 60, durant le développement des courants féministes, Onibaba porte un regard glauque sur la sexualité de la femme. Loin des héroïnes innocentes et virginales hollywoodiennes, la jeune femme en manque de passion charnelle, ira s'offrir d'elle même à son ravisseur. De même, si sa belle-mère va tout tenter pour éloigner les deux amants, c'est moins pour la protéger de cet homme libidineux, que pour la garder sous son contrôle. La vieille femme est consciente que le passage du temps ne l'a pas épargnée. Alors, jalouse de la jeune beauté, elle imagine un stratagème machiavélique pour s'assurer de la dominer, afin de pas finir pas ses jours à se languir dans la solitude. Malgré une prolifique carrière, cette fable horrifique est certainement l'œuvre maîtresse du cinéaste avant-garde japonais Kaneto Shindo. Au même titre que le sulfureux "Empire des Sens" de son confrère Nagisa Oshima, le film met en scène un jeune couple, qui n'existe que pour s'abandonner aux plaisirs de la chair, et qui évolue dans un univers dénué de valeur et de sens moral. Les deux femmes vivent cachées, au milieu d'un labyrinthe d'herbes hautes, à l'abri de la guerre civile qui fait rage alentour. Pour survivre, elles assassinent impunément les malheureux samouraïs qui s'égarent dans leur marais et échangent leurs armes et armures contre quelques sacs de riz. Dès l'ouverture, où les deux femmes dépouillent sans remords les cadavres de soldats qu'elle viennent de tuer, Shindo nous plonge dans le quotidien de personnages livrés à eux-même, sans espoir de rédemption, et qui n'accordent d'importance ni pour la religion, ni pour la mort. A l'opposée des scènes de sexe à la limite de la pornographie de l'Empire des Sens, la mise en scène épurée d'Onibaba fait froid dans le dos et reflète le caractère nihiliste du film. Shindo filme sans artifice, et sans jugement. L'objectif voyeuriste de la caméra, souvent placée en hauteur au dessus des personnage, apparaît comme le regard d'un dieu omniscient qui se contente d'observer ces pathétiques créatures déshumanisées, régies par leur seul instinct animal. A l'image de « Les Yeux sans Visage », un autre film d'horreur psychologique des années 60 sur le thème du masque et de la répression des émotions, la perte d'identité est au cœur du film. Les personnages se demandent sans cesse si leurs actes malfaisants ne vont pas les mener droit en enfer, et le masque de démon dont s'empare la vieille femme au cours du film, devient la manifestation physique de sa cruauté et de son sadisme. Contemplatif à l'extrême, le film n'en est pas moins gorgé de tension érotique. Tandis que la saturation de la lumière et des ombres souligne les émotions exacerbées des personnages, les battements de tambours qui rythment le film symbolisent la passion de leurs ébats. Enfin, les longs plans fixes sur des hautes herbes, qui oscillent au gré du vent, représentent à la fois la caresse sensuelle d'une main dans de longs cheveux, et le sentiment dérangeant qu'une présence maléfique pourrait surgir à tout instant. Le calme avant la tempête en quelque sorte... Onibaba dresse un portrait à la fois terrifiant et honnête de personnages méprisants, dont les actes ne sont dictés que par leur soif de contrôle et leur appétit sexuel. Son discours sur la libération sexuelle peut parfois porter à sourire pour un public contemporain, mais le film marque surtout par le jeu intense des comédiens, la force évocatrice des images, et par son atmosphère déprimante, qui se joue des tabous et donne envie de se pendre... Note : ***

samedi 15 mars 2014

Aguirre, la colère de Dieu

En 1560, une troupe de conquistadors espagnols descend de la montagne à la recherche de l'Eldorado. Quand l'équipée s'enlise dans les marais, une plus petite expédition est alors constituée, placée sous la conduite de Pedro de Ursua et de son second, Lope de Aguirre, qui devra reconnaître l'aval du fleuve sur des radeaux. Grace à un style quasi-documentaire, le film éblouit par une immersion de tous les instants. Qu'ils escaladent des montagnes impénétrables, s'engouffrent dans une jungle étouffante ou tentent de traverser une rivière tumultueuse sur des radeaux de fortune, on se contente bien souvent de suivre la troupe de soldats pas à pas, sans aucun artifice de mise en scène. La musique elle même est minimaliste et ne survient que rarement. Tout nous plonge immédiatement au cœur de l'enfer vert, peuplés de dangers invisibles et mortels, et nous laisse aussi perdus et démunis que les protagonistes. Indéniablement, cet aspect « pris sur le vif » est l'une des plus grandes qualités de l'oeuvre, mais à quel prix ? Il faut savoir que le réalisateur allemand Werner Herzog n'avait pas planifié les plans de son film à l'avance. En réalité, la plupart des scènes ont été improvisées lors du tournage. Et il est d'autant plus difficile de savoir quand les acteurs jouent leur rôle ou réagissent spontanément aux situations. Herzog se contente généralement de laisser tourner sa caméra et de capter l'essence du moment. On peut alors facilement imaginer les conditions épouvantables de tournage de cette maigre équipe de cinéma, partie au milieu de l'Amazonie avec des ressources limitées, suivant sans relâche un dictateur sans merci en guise de chef de troupe. Aguirre marque la première collaboration entre le cinéaste Werner Herzog et l'acteur Klaus Kinski. Une collaboration houleuse et destructrice qui durera de nombreuses années. Leurs colères ravageuses et leur comportement imprévisible et violent fera couler beaucoup d'encre et il est fort possible que les deux hommes se soient fascinés l'un l'autre. Aussi, on peut noter que Kinski interprète souvent des personnages malsains et cruels, à l'image même du cinéaste, devenant ainsi son double à l'écran. Ici, consciemment ou inconsciemment, Herzog se projette littéralement dans la peau de son personnage principal. Désireux de gloire et prêt à tous les sacrifices pour terminer son film, son comportement se reflète dans celui d'Aguirre – aveuglé par une ambition sans limites et n'hésitant pas à tuer ses propres soldats pour les empêcher de déserter. En effet, on raconte que Herzog aurait menacé d'abattre Kinski – avant de se suicider, lorsque ce dernier a décidé d'abandonner le film en plein tournage... Le film lui même est une représentation réaliste et cynique de la conquête de l'Amazonie par les soldats d'Espagne. Guidés par leur foi en Dieu et par l'attrait du pouvoir, les soldats partent à l'aventure, vêtus de costumes d'apparat et d'armures rutilantes. Mais la situation dégénère rapidement. Traqués par des indiens invisibles, aux prises avec les forces de la nature, ils perdent peu à peu leurs repères et leur moralité, et peinent à conserver leur humanité. Racisme et esclavage sont les mamelles de leur autorité sur les autres peuples. Ironiquement, s'ils instaurent un semblant de civilisation au milieu de la jungle, c'est pour juger et pendre un des leurs. Et quand le repas des troufions consiste en une poignée de grains, alors que le commandant se délecte d'un festin de roi, la mutinerie n'est pas loin. Enfin, confrontés à l'incompréhension des indigènes face à la toute puissance de la Bible, ils n'auront pas d'autre choix que de les passer au fil de l'épée. Si la narration est basée sur les récits d'un prêtre désireux de convertir les Indiens pour leur faire accéder à la vie éternelle, Aguirre est une réflexion déprimante sur la mortalité et la futilité de l'existence. Chez Herzog, la mort importe peu. Il filme les cadavres comme il filme le reste de la jungle. Froidement. Dans Aguirre, il n'y a pas de héros. Juste des hommes, rendus fous par la faim et la soif – de l'or. Et comme le dit le prêtre, les hommes meurent, et l'environnement où ils ont vécu, les oubliera vite... Aguirre est souvent considéré comme l'un des meilleurs films du monde. Et ce, à juste titre. Le style lugubre et documentaire du réalisateur Verner Herzog et son absence de jugement met à la fois en valeur la beauté formelle des paysages et nous laisse sans voix face au réalisme et à la cruauté des situations rencontrées. Le film sera une grande source d'inspiration pour de nombreux cinéastes (on retrouve des références narratives ou esthétiques dans Apocalypse Now de Coppola, ou encore Valhalla Rising de Nicholas Winding Refn). Autant fable accablante et alarmiste sur fond de récit historique que récit d'aventure intimiste et contemplatif, Aguirre est surtout marqué par l'interprétation sinistre et fiévreuse d'un Klaus Kinski débordant de rage contenue. Et quand on connait mieux l'envers du décor et comment s'est déroulé le tournage, le film prend alors une tournure encore plus effrayante... Note : ****