lundi 7 octobre 2013

Le Grand Silence

En hiver 1898, dans les montagnes de l'Utah, des paysans sont devenus hors-la-loi pour survivre à la famine. Des chasseurs de primes, dirigés par le cruel Tigrero, sont payés pour les abattre. Pauline, dont le mari a été tué par Tigrero, engage à son tour un pistorlero muet pour la venger. Quand on parle de « western spaghetti », un nom apparaît sur toutes les lèvres: Sergio Leone. En effet, le nom du cinéaste est passé dans la culture populaire comme un synonyme du genre. On connait tous la trilogie des Dollars, films d'action sarcastiques et violents, dont les intenses duels millimétrés et les compositions héroïques d'Ennio Morricone sont à jamais gravés dans nos mémoires de cinéphiles. Néanmoins, à la même époque et encore aujourd'hui, le succès de Leone a souvent éclipsé d'autres cinéastes italiens qui ont également marqué le genre au fer rouge. C'est le cas de Sergio Corbucci, réalisateur d'une soixante de films, dont la moitié figurant dans le domaine du western. Ce qui est intéressant avec Corbucci, c'est la variété de ses longs métrages. Si Leone est un cinéaste mythique, il n'aura pas tourné plus d'une dizaine de films et la plupart respectent les codes du western spaghetti – qu'il a lui même inventé: angles de caméras ouverts sur des paysages imposants, cadrages expressifs et très serrés, duels rythmés par la musique de Morricone... Au contraire, Corbucci réinvente son style en s'appuyant tour à tour sur l'ultra-violence (Jango) ou la comédie parodique (Le blanc, le Jaune et le Noir). Dans cette optique, voyons où se place Le Grand Silence, western révisionniste par excellence. Le film est sorti en 1968, la même année que Leone tourne Il était une fois dans l'Ouest, drame intimiste et épique à la fois, à la mise en scène exacerbée, qui est souvent reconnu comme le chant du cygne du western spaghetti. L'esthétique établie par Leone dans ses premières œuvres y est respectée à la lettre. Comment souvent, violence, argent et sexe sont les moteurs d'un scénario qui repose sur une classique histoire de vengeance. Mais cette fois, le ton est moins à l'ironie, plus mélancolique. Comme si le réalisateur jetait un dernier regard sur un genre usé, condamné à disparaître. Effectivement, dès le début des années 70, le western spaghetti s'essouffle et adopte soit une forme plus légère (les pochades burlesques de Terence Hill dans Mon Nom est Personne, 1973), ou plus sombre et réaliste (Mr McCabe and Mrs Miller, 1971). Nul doute que Le Grand Silence appartient à cette seconde catégorie. Le Grand Silence est un film fascinant car il reprend les bases scénaristiques du western spaghetti pour les déconstruire progressivement. Dans le genre du western spaghetti, le héros (ou anti-héros) est un homme brutal et mystérieux, qui parle peu et tire vite. Chez Leone, Clint Eastwood - l'Homme sans nom - se contente souvent de mâchouiller son cigare avant de dégainer. Dans le Grand Silence, le personnage principal est carrément surnommé "Silence" à cause du son mutisme. Difficile de faire plus mystérieux... Mais au cours d'un flash-back sanglant, on apprend qu'il s'est fait trancher les cordes vocales et porte toujours la cicatrice sur son coup. On voit très vite que le réalisateur cherche à établir une atmosphère qui nous est familière (avec les personnages habituels et des situations connues) avant de détourner les codes du genre pour nous mettre mal à l'aise et accentuer la dimension tragique de ses personnages. Ainsi, bien que Morricone signe lui même la musique du film, elle apporte une dimension de tristesse et de tourment, à la fois lyrique et menaçante. Les protagonistes, eux, ont une psychologie bien plus complexe qu'à l'accoutumée et le second degré, souvent utilisé pour anesthésier la violence lors des tueries, brille par son absence. Dans la même veine, contrairement aux westerns de Leone censés se dérouler dans les étendues désertiques et brûlantes du Grand Ouest, l'histoire du Grand Silence prend place dans les montagnes enneigées, en plein cœur de l'hiver. Dès le départ, Corbucci nous plonge dans un décor déprimant et oppressif qui se détache des codes esthétiques habituels. Ici, paysage n'a pas pour but de glorifier un pistolero galopant à l'horizon sur une bande son épique. La neige incessante et traître reflète au contraire l'affliction des personnages et la désolation des lieux. Cette fois, on ne cherche pas à célébrer les aventures des chercheurs de trésors du Bon, de la Brute et du Truand. Et les duels ne se règlent pas non plus dans la rue, sous un soleil implacable et le regard des badauds. Non, ici on doit manger son cheval pour ne pas mourir de faim dans la montagne, et se faire abattre pour un rien est monnaie courante. La loi ne triomphe pas toujours et le mythe du héros qui tire plus vite que son ombre n'a pas sa place dans l'univers du Grand Silence. Les personnages sont tous mémorables mais le chasseur de primes machiavélique incarné par l'acteur allemand Klaus Kinski peut être considéré à juste titre comme l'un des plus grands méchants de l'histoire du cinéma - froid, méthodique et sans pitié, mais avec une prose d'érudit et un humour noir bien à lui. Il est fort à parier qu'il a servi d'inspiration à Christopher Waltz - Allemand, lui aussi - pour son interprétation d'un autre chasseur de primes dans le Django de Tarantino (dont le titre fait bien entendu référence à un autre film de Corbucci). Kinski, l'acteur fétiche de Werner Herzog, est aussi connu pour son jeu d'acteur dérangé que pour ses colères ravageuses sur les plateaux de tournage. Pas étonnant donc que son personnage soit surnommé Loco (« Fou » en Espagnol). D'un point de vue historique, le Grand Silence est un western révisionniste. La mise en scène réaliste de Corbucci, associée à un environnement sinistre et opprimant, aura pavé la route à une nouvelle vague de cinéastes inspirés par cette approche moins manichéenne, qui culminera avec la consécration de Clint Eastwood (Oscar du meilleur réalisateur pour Impitoyable en 1992). Mais c'est aussi un des meilleurs westerns jamais réalisés, d'une brutalité saisissante et d'une intensité dramatique rarement égalée. Ah, et la fin va vous faire l'effet d'un coup de feu dans l'estomac. Voilà, c'est dit. Note : ****